Les chèvres, on le sait, ont l’habitude de grimper aux arbres comme les écureuils, à cela près que les arbres des chèvres sont plus bas que ceux des écureuils, que les chèvres préfèrent quand-même se nourrir sur le plancher des vaches et qu’elles ne cèdent à leurs ambitions de hauteur que lorsque les vaches ont tout râtissé, ce qui est bien difficile. Ou alors, quand il n’y a pas de vache parce qu’il n’y a rien à manger sur leur plancher et qu’elles préfèrent de verts pâturages limousins ou toscans au désert de l’Arabie heureuse. Il en découle que les chèvres montent aux arbres plutôt dans les zones désertiques.
Mais revenons à nos moutons – pardon: à nos chèvres, ou pour mieux dire à celles de Kaldi.
Kaldi – raconte Murhji ibn Nirun Al-Bani, qui était un immigré nord-libanais maronite de deuxième génération né à Rome au XVII siècle, où il enseignait la langue syrienne à l’université sous le nom latinisé de Faustus Nairon – avait emmené ses chèvres au pâturage dans le désert. Or, la végétation du désert n’est pas – on s’en doute – très foisonnante et surtout se trouve en hauteur au lieu d’être au ras des pâquerettes. Sur des arbres, justement. Mais même en hauteur elle n’est pas abondante, ce qui fait que Kaldi les emmène tantôt par ci et tantôt par là.

Donc, les chèvres de Kaldi grimpent aux arbres et parfois, au lieu d’en descendre fatiguées (puisque, avouons-le, ce n’est pas rien de faire de l’escalade avec ses gros sabots) elles reviennent toutes guillerettes en faisant des sauts de cabri. Et ça arrive toujours lorsqu’elles broutent les fruits des mêmes arbres, sorte de cerises dont un jour l’arôme délicieux est allé titiller les narines de Kaldi lorsqu’une branche est tombée dans son feu (c’est une autre version de l’histoire).
Il s’avère que ces cerises, après après que les graines ont été brûlées à la poêle, moulues et mélangées à de l’eau, donnent une boisson dont la réputation n’est plus à faire dans le monde entier: le café. De la décoction à l’espresso en passant par le café-filtre, tous les pays du monde en apprécient le goût, l’arôme et les propriétés énergisantes.
Peu importe si les Arabes avec leur légende se sont attribués l’origine du café – qui vient en réalité d’Etiopie, comme le prouvent les recherchs génétiques. A un moment donné l’arbre et la boisson traversent la Mer Rouge et s’installent au Yémen, puis la boisson remonte vers la Mecque d’où les pélerins la ramènent en Perse, en Egypte et dans tout l’Empire Ottoman.
Le succès foudroyant du breuvage ne plaît pourtant pas à tout le monde et nombreux sont ceux que ses effets énergisants effraient. A moins que ce ne soient les propos qui se tiennent dans les établissements où l’on sert la boisson et qui n’ont même pas de nom, tellement la produit est plus important que le lieu.
Dans ces cafés qui poussent un peu partout au Caire et ailleurs comme des champignons on boit, bien sûr, mais on joue aussi aux échecs ou au trictrac, on y récite des poèmes, on regarde les danseuses et, surtout, on discute. Ce qui fait peur à l’émir de La Mecque, qui convoque une assemblée de juristes et de médecins et finalement décide de mettre le café à l’index à l’instar du vin.
C’est sans compter avec le sultan du Caire qui convoque lui aussi une assemblée de savants qui donnent un avis totalement différent, à savoir que le café est bon pour la santé et agréable à Allah.
La querelle se poursuit durant tout le XVI siècle mais l’expansion conquérante ne s’arrête pas. En 1583 Leonard Rauwolf, un médecin allemand, en parle pour la première fois en Occident, aiguisant les oreilles des marchands toujours à l’affût de nouveautés à importer en Europe. Ce sont surtout les Vénitiens (c’est d’ailleur à Venise qui s’ouvre, en 1720, le plus ancien café italien encore en activité: le Florian) qui sautent sur l’occasion de se faire de gros sous avec la boisson-miracle. Qui a un franc succès, malgré les controverses qui induisent certains à conseiller le pape Clément VIII de l’interdire, puisqu’elle vient des infidèles. Mais celui-ci la goûte et décide qu’il serait dommage d’en laisser le plaisir aux seuls infidèles. Ouf. En France c’est encore un Venitien, Pietro Della Valle, qui arrive à Marseille avec les premières balles de café en 1644. Trente ans plus tard s’ouvre à Paris le Café Procope, qui n’est pas le premier mais bien le plus ancien encore actif: on y invente une nouvelle méthode de préparation, en faisant passer l’eau chaude au travers d’un filtre qui retient le café au lieu de bouillir la poudre dans l’eau.
En 1675 le roi Louis XIV signe un traité avec les Espagnols qui gouvernent les Provinces-Unies – ses anciennes alliées – et qui savent bien qu’ils auront bientôt un problème de succession (par testament du roi Charles II la couronne ira d’ailleurs a Philippe d’Anjou, petit-fils du Roi Soleil). En pleine guerre de Hollande, ce traité est signé à Freyr, en territoire wallon. Un diplomate arabe est présent et fait servir du café: si le roi de France connaissait la boisson, tel n’est pas le cas pour tout le monde. Du coup, le Traité de Freyr sera connu comme le «Traité du Café».

Entretemps le café et son arbre sont arrivés en Inde et de là ont essaimé dans toute l’Asie. On commence à comparer les qualités, l’Arabica que l’on cultive en hauteur ou le Robusta qui se plaît dans la plaine, on tente des hybridations (dont l’Arabusta), on fait des mélanges, on affine la torréfaction. Ceux qui ont fréquenté Trieste – un des centres les plus importants du commerce du café – avant la fin du siècle dernier se souviennent certainement des grands sacs de graines non torréfiées que les ressortissant de la Yougoslavie voisine, où on n’en trouvait pas et qui avaient la possibilité de sortir du pays venaient en masse en acheter, le café perdant très vite son arôme après avoir été torréfié. L’achat de graines vertes était une pratique courante un peu partout jusqu’à la moitié du XX siècle: on grillait le café à la maison, dans une sorte de casserole fermée munie d’une manivelle qu’on tournait constamment ou même simplement à la poêle. C’est d’ailleurs une tendance qui reprend cours aujourd’hui car le goût du café fraîchement torréfié (et fraîchement moulu) est incomparable.
Bien sûr, les dosettes et autres machines ont facilité la vie: il suffit de pousser sur un bouton pour obtenir un espresso ou un café filtre. Mais il y a encore des irréductibles qui estiment que le café est un rite, un art de vivre, qu’il ne faut pas l’engloutir à la va-vite. Ils prennent le temps de chauffer l’eau, de remplir le filtre, de regarder le liquide se transformer en traversant la mouture. Certains – la plupart dans les pays de l’ancien Empire Ottoman – font encore bouillir la mouture trois fois (ou plus, ou moins, plus ou moins longtemps, avec ou sans sucre, selon les habitudes et le goût de chacun); parfois il lisent même l’avenir dans le marc, en renversant l’excès dans la soucoupe.
D’autres, plus modernes, versent de l’eau dans la chaudière de leur cafetière italienne qui porte le nom évocateur de Moka, le port du Yémen d’où tout est parti, en veillant bien à rester en-dessous de la valve, remplissent le filtre en tassant juste ce qu’il faut et vissent le dessus avant de la positionner sur le feu en réglant la flamme de sorte à ce qu’elle ne dépasse pas le périmètre de la base. Ils attendent ensuite le premier bouillon, baissent alors le feu pour que la vapeur générée ne traverse pas trop vite la poudre et prennent la peine de tourner le liquide brûlant à la petite cuillère pour le rendre homogène avant de remplir leur tasse.
D’autres encore s’entêtent à utiliser una cafetière napolitaine, elle aussi constituée d’une partie destinée à recevoir l’eau, d’un filtre et d’une partie où le café coule par percolation pendant de longues minutes dès que la valve aura prévenu en crachottant qu’il est temps de retourner l’appareil.
Il y a ceux qui ne jurent que par un café brûlant, d’autres qui le préfèrent glacé. Il y a les inconditionnels du Tiramisu et ceux du Café Liégeois. Ceux qui prennent du lait et ceux qui le boivent noir. Certains y mettent de la cardamome ou d’autres épices. Bref: c’est vraiment une question de goût, même si Taillerand considérait qu’il doit être «noir comme le diable, chaud comme l’enfer, pur comme un ange et doux comme l’amour».
